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"Et donc, vous êtes économiste."
Daniel repose la carte de visite de son interlocuteur, écrase sa cigarette mourante, prend une gorgée de single malt et se laisse couler sur sa chaise, un coude sur le dossier. Il sourit doucement pendant que l'alcool détend ses muscles.
En face de lui, Edward lui rend son sourire. Son costume gris taupe et sa chemise bordeaux contrastent avec la mode vestimentaire locale. Madagascar est un pays chaud: la plupart des gens, Daniel y compris, portent des tissus légers de couleur clair pour ne pas trop souffrir du soleil. Edward, lui, semble indifférent à la température.
Il hoche la tête en direction de la carte de visite. "C'est ce qu'il est marqué là -dessus, et sur mes diplômes. Mais en vérité, je suis sorcier à la cour."
Une étincelle d'intérêt traverse le regard de Daniel. Edward s'appuie sur ses coudes et le regarde droit dans les yeux.
"Réfléchissez: c'est quoi, la magie? Prenez une formule magique. En la prononçant, vous cherchez à obtenir un effet par des causes détournées. Vous espérez que prononcer les paroles justes et faire les bons gestes va, je ne sais pas, faire tomber la pluie, ou transformer le plomb en or. Vous voulez quelque chose, et la méthode traditionnelle, logique, évidente est hors de votre portée, s'il elle existe. Alors vous tentez quelque chose d'autre en espérant que ça marche."
"D'accord," reprend Daniel, qui ne sourit plus. "Mais l'économie, c'est une science, non? Je veux dire, ça repose sur des mesures précises, des lois..."
"C'est ce qu'on croit, mais c'est faux. Croyez-moi: je sors de plusieurs grandes écoles, je sais ce qu'on y raconte. L'économie est très efficace pour expliquer ce qui s'est déjà passé, d'accord: mais je ne connais aucune théorie, aucune formule qui permette de prévoir ce qui va réellement arriver. On imagine, on invente, et la plupart du temps, on raconte ce que le client veut entendre, en martelant l'idée que ce qui doit se passer se passera, même si l'on ignore quand.
-Pourquoi?
-Pourquoi on ne peut pas faire de prédiction? Simple. L'argent n'est qu'un prétexte. Il est manipulé par des milliards de gens: c'est là , l'infrastructure du système. Pas le marché. "Acteur économique", c'est un euphémisme pour "n'importe qui". Un des axiomes de l'économie de marché, c'est: un acteur économique prend des décisions rationnelles. Vous savez à quel point une personne agit rationnellement? Multipliez ça par 5 milliards, et vous obtenez un système si complexe qu'on ne peut pas en faire de modèle précis. On ne peut pas prédire le comportement de toute une planète à l'échelle d'un produit de consommation.
-Donc, vous êtes un charlatan."
Daniel s'est redressé, et avale une nouvelle gorgée, en souriant à nouveau. Edward, lui, n'a toujours pas touché à son verre de vin. Il sourit également.
"C'est là que ça devient intéressant. La plupart des économistes ne cherchent qu'à garder leur travail en embobinant leur client. C'est du mentalisme: une forme de magie. Et la plupart ne sont pas si bons que ça. J'en suis capable. Mais mon travail ne s'arrête pas là ."
Edward prend enfin une gorgée de vin. Le sourire de Daniel a encore une fois disparu. Il fixe Edward avec intensité, qui reprend.
"Puisque je ne peux pas utiliser la méthode traditionnelle, logique, évidente, je tente autre chose. Je ne me limite pas à l'argent. J'ai des consultants en communication, des statisticiens qui chasse la moindre donnée chiffrée, des sociologues qui travaillent pour moi. J'ai une dizaine de personnes dans mon staff, et ils peuvent me sortir n'importe quel chiffre, n'importe quel indicateur. Ils ne prévoient pas le futur, mais ils savent tout sur aujourd'hui, hier tout au plus." Edward dégaine son portable. "Allez-y, posez-moi une question.
-Hmm... Le prix d'un verre de single malt dans un café de Kwaloon? "
Edward compose un message sur l'écran de son portable et appuie sur "envoi".
"Ca, c'est ma boule de cristal. Avec elle, je peux vérifier les effets de mes expériences. Vous savez, la plupart des sciences occultes d'avant-hier étaient en fait des sciences sociales. Pensez-y. Les pentacles, glyphes et autres symboles fonctionnent comme des logos ou des affiches de publicité: ils transmettent un message et changent les comportements. Les formules magiques..."
Le téléphone d'Edward vibre dans sa main. Il presse une commande.
"Entre $3,60 et $7, à 18h ce soir. Il est 22h30, le prix ne doit pas avoir changé des masses. Vérifiez si vous voulez.
-Pardon?
-Le prix du single malt. A Kwaloon.
-Ce n'est pas très précis.
-Il a fallu moins de trois minutes pour obtenir cette information, et vous n'avez pas précisé un bar précis.
-Vous vous moquez de moi?
-Absolument pas. "
Daniel termine son verre, pensif. "Et donc?"
"Et donc, j'utilise des grimoires pour modifier les comportements à travers des rituels économiques. Les sénateurs romains sacrifiaient des animaux aux dieux; mes clients achètent aveuglément autant d'actions ou font don d'autant à une organisation caritative sur mon conseil. En échange, je garantis certains résultats, certains évènements.
-Jolie métaphore.
-Plus qu'une métaphore. On ne me paye pas simplement pour prévoir le cours de la bourse. Croyez-moi: on me paye pour faire pleuvoir, pour arrêter des guerres ou pour déclencher une mode. Tout, absolument tout autour de nous, fait partie d'un grand système économique. Comme une table de billard longue de centaines de mètres, remplie de milliers de boules. Trop complexe pour tout calculer, mais on peut jouer au billard sans connaître la physique."
Un silence s'étire pendant une minute. Daniel se lève.
"Intéressante soirée, mais je dois absolument être ailleurs dans très peu de temps. Merci pour la conversation, je vous laisse la note."
Alors que Daniel et sa silhouette de cinquantenaire bon vivant traversent la porte du café, Edward tire une cigarette d'un paquet oublié sur la table, l'allume et savoure une grande bouffée avec un sourire impénétrable. |
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