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http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-09-16/1999-09-16-296067
Tichilesti, dernière léproserie d’Europe
Le village du non-retour
Correspondance particulière
Cachée entre deux collines dans une région marécageuse, la léproserie de Tichilesti est un étrange mélange entre hôpital et village. En bas, on aperçoit les bâtiments de l’hôpital, des maisons de plain-pied peintes en blanc, datant des années trente, inchangées depuis l’inauguration. En haut sur les collines couvertes de forêts, on peut observer quelques petites habitations que les lépreux ont construit durant leurs séjours.
" Pour la plupart, ils habitent ici depuis trois, quatre, voire cinq décennies ", explique l’infirmière en chef de l’hôpital, Cristina-Milosovici. " Les plus valides ont tenté d’oublier leur condition de malades et ont bâti ces habitations. " Vasile Taranu, l’un des plus anciens pensionnaires de Tichilesti, reçoit les visiteurs devant sa porte. En essayant d’allumer une cigarette avec ses doigts rongés et mutilés par la maladie, il raconte son histoire. " En 1945, j’étais hospitalisé à Bucarest pour des démangeaisons. Une nuit, on m’a amené ici et on m’a dit : c’est l’endroit où tu finiras tes jours. "
Dans les années cinquante, les autorités roumaines avaient annoncé aux organisations internationales que la lèpre avait été éradiquée en Roumanie. " Un mensonge, s’indigne Vasile, car pendant ce temps, en cachette, ils emmenaient tous les lépreux ici à Tichilesti. À une époque, nous étions presque deux cents à nous entasser dans l’hôpital et ses annexes. " Le nombre des lépreux de Tichilesti est aujourd’hui bien moins élevé. " Seulement trente-deux, explique l’infirmière Milosovici, et nous sommes une quinzaine à les soigner. Grâce aux traitements modernes, l’hospitalisation n’est plus nécessaire, et la dernière admission remonte à 1975. "
" Ces gens ne développent plus de forme active de la maladie, confie le responsable de l’hôpital, Barbu Ignatescu. Ils restent ici, car mutilés par la lèpre, personne ne les accepte. " Arrivé il y a deux ans, le médecin Ignatescu est plutôt mécontent de la publicité faite autour de cet établissement. " Dès qu’un journaliste publie un reportage, des organisations roumaines et internationales s’y intéressent et nous recevons alors des médicaments en grande quantité. Ce ne sont pas les médicaments qui manquent, mais les outils les plus simples ", s’exclame-t-il. À cause de la crise économique, l’État roumain oblige les établissements hospitaliers à recourir au système D pour survivre.
" Je demande pardon au Seigneur, car pour moi la lèpre est une punition divine ", dit Stefan Topalov, un pensionnaire de soixante-deux ans qui habite une chambre ornée d’icônes. " Je dois souffrir, à cause des péchés de mes ancêtres, mais je crois en la vie éternelle ", ajoute-t-il en allumant une bougie pour l’âme de sa femme décédée voilà deux ans. Depuis, Stefan s’est remarié avec Maria une autre malade. " Elle ne peut plus bouger ses jambes et moi je suis presque aveugle. Alors, Maria dirige mes pas au quotidien pour que je puisse continuer à travailler. " Maria, qui, depuis 20 ans n’est pas sortie de Tichilesti, s’est résignée à y finir le reste de sa vie.
" En fait c’est le seul endroit que je connaisse ", explique Lucian, une trentaine d’années, et le plus jeune pensionnaire de l’hôpital. " Je suis guéri depuis longtemps, clame-t-il fièrement, et je peux vous montrer mes dernières prises de sang. " Orphelin et hospitalisé depuis l’âge de sept ans, il craint une fermeture inéluctable et pourtant programmée. L’inquiétude de Lucian semble justifiée, car Tichilesti fermera ses portes avec le départ mortuaire de ses ultimes occupants, ce qui ne laisse que quelques années de survie à cet établissement.
LUCA NICULESCU |