Message:
La terrasse d'un café est le meilleur laboratoire du monde, en ce qui concerne les sciences du comportement. Nietzsche le pensait, et si cette opinion était assez bonne pour lui, elle l'est pour Piotr.
Piotr n'est ni Allemand, ni moustachu, ni philosophe. Pour l'instant Piotr lit à moitié un article du Monde Diplomatique et utilise le temps de cerveau resté disponible pour résoudre le mystère des polos roses.
Les modes vestimentaires vont et viennent dans un flou chaotique, mais des tendances en sortent. Piotr voyait des polos roses partout ces jours-ci. Le phénomène avait commencé il y a six mois, quand il avait parlé de la fameuse conférence diplomatique entre l'ONU et la Corée du Nord à deux personnes différentes sur la même journées, deux personnes n'ayant rien en commun entre elles, sauf le fait qu'elles portaient toutes deux un polo rose.
"Ca doit vouloir dire quelque chose", s'était dit Piotr. Ce qui n'était pas un mystère. Piotr avait étudié la psychologie sociale et la linguistique structurale et, pour quiconque a trempé dans ces matières, tout a un sens. C'est une loi inflexible de la nature: quelque chose ne peut pas ne pas avoir de sens. Et Piotr s'était penché sur le sens des polos roses.
Quiconque porte un vêtement envoie un message, qu'il soit volontaire ou non. Piotr sait que, spécifiquement, il y a autant de messages envoyés que de personnes portant un polo rose, mais un sémioticien ne cherche pas quel message on envoie. Il cherche quel message on reçoit. Et, selon Piotr, le message reçu peut la plupart du temps être classé selon deux tendances, à savoir:
"Je suis homosexuel (ou bissexuel et cherche un partenaire masculin) et je cherche à l'afficher de la façon la moins ambiguë possible"
et
"Je suis suffisamment viril pour pouvoir porter un polo rose sans passer pour un homosexuel (ou un bissexuel à la recherche d'un partenaire masculin)"
Cette confusion sémantique, Piotr le pense, doit être la source d'une quantité de quiproquo proprement hallucinante. Le genre de nombres pour lesquels on utilise la numérotation scientifique.
C'est à la suite de cette réflexion que Piotr s'était assis à une terrasse un jour de printemps. A l'affût derrière un journal, face à la Place de la Cathédrale, un endroit de Liège (Belgique) où toute personne passe à un moment ou à un autre, il espère repérer un de ces quiproquos.
Il en à replier son journal quand une main se pose sur son épaule.
La main d'un homme à polo rose. |